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O.V. de L. Milosz (1877 – 1939): poème envoutant "La berline arrêtée dans la nuit " 01 03 2013

O.V. de L. Milosz (1877 – 1939)

 

La berline arrêtée dans la nuit

 

En attendant les clefs

- Il les cherche sans doute

Parmi les vêtements

De Thècle morte il y a trente ans –

Ecoutez, Madame, écoutez le vieux, le sourd murmure

Nocturne de l'allée…

Si petite et si faible, deux fois enveloppée dans mon manteau

Je te porterai à travers les ronces et l'ortie des ruines jusqu'à la haute et noire porte

Du château.

C'est ainsi que l'aïeul, jadis, revint

De Vercelli avec la morte.

Quelle maison muette et méfiante et noire

Pour mon enfant !

Vous le savez déjà, Madame, c'est une triste histoire.

Ils dorment dispersés dans les pays lointains.

Depuis cent ans

Leur place les attend

Au cœur de la colline.

Avec moi leur race s'éteint.

Ô Dame de ces ruines !

Nous allons voir la belle chambre de l'enfance : là,

La profondeur surnaturelle du silence

Est la voix des portraits obscurs.

Ramassé sur ma couche, la nuit,

J'entendais comme au creux d'une armure,

Dans le bruit du dégel derrière le mur,

Battre leur cœur.

Pour mon enfant peureux quelle patrie sauvage !

La lanterne s'éteint, la lune s'est voilée,

L'effraie appelle ses filles dans le bocage.

En attendant les clefs

Dormez un peu, Madame. – Dors, mon pauvre enfant, dors

Tout pâle, la tête sur mon épaule.

Tu verras comme l'anxieuse forêt

Est belle dans les insomnies de juin, parée

De fleurs, ô mon enfant, comme la fille préférée

De la reine folle.

Enveloppez-vous dans mon manteau de voyage :

La grande neige d'automne fond sur votre visage

Et vous avez sommeil.

Dans le rayon de la lanterne elle tourne, tourne avec le vent

Comme dans mes songes d'enfant

- La vieille, - vous savez, - la vieille.

Non, Madame, je n'entends rien.

Il est fort âgé,

Sa tête est dérangée.

Je gage qu'il est allé boire.

Pour mon enfant craintive une maison si noire !

Tout au fond, tout au fond du pays lithuanien.

Non, Madame, je n'entends rien.

Maison noire, noire.

Serrures rouillées,

Sarment mort,

Portes verrouillées,

Volets clos,

Feuilles sur feuilles depuis cent ans dans les allées.

Tous les serviteurs sont morts.

Moi, j'ai perdu la mémoire.

Pour l'enfant confiant une maison si noire !

Je ne me souviens plus que de l'orangerie

Du trisaïeul et du théâtre :

Les petits du hibou y mangeaient dans ma main.

La lune regardait à travers le jasmin.

C'était jadis.

J'entends un pas au fond de l'allée,

Ombre. Voici Witold avec les clefs.

 

 

 

Poème mis sur mon blog le 1er mars 2013.

 



01/03/2013
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