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Un Lascaris en Egypte, du temps de Napoléon

Un Lascaris en ’Egypte : le chevalier Théodore Lascaris de Vintimille, français de Malte, il était avec Napoleon en Egypte , vie passionnante et épisode de la légion copte.

 

Théodore Lascaris appartenait à une famille de la noblesse italienne, ayant donné anciennement des empereurs à Byzance. Son frère et lui faisaient partie de l’Ordre des chevaliers de Malte, qui gouvernait l’archipel, jusqu’à ce que Napoléon s’en empare en 1798, sur la route qui le menait en Égypte. Dans sa jeunesse, Lascaris avait appris la musique, les arts de l’architecture, lu tout ce qu’il avait pu, nourrissant par ses lectures une imagination fertile. Cœur noble tendant vers l’élévation, il cherchait à immortaliser un nom digne du descendant des Césars. Il n’eut pour tout destin
cependant que l’indolence, la pauvreté et l’errance d’un endroit à un autre. Son parcours s’achève en Égypte où il gagne sa vie en enseignant le français à Ismâ‘îl, fils de Muhammad ‘Alî et conquérant du Soudan. Il meurt en 1817 dans des conditions troubles, tel qu’il avait commencé, en « faiseur de
projets », ainsi qu’il se décrivait lui-même. Par la suite seulement, nombre de ses projets furent
réalisés. Du vivant de leur concepteur pourtant, ils étaient prématurés ; l’anomalie de Lascaris – qui chez son frère était devenue folie – et la multiplicité de ses projets n’incitaient pas à la confiance. C'est une consolation de savoir qu’il avait trouvé quelque bonheur dans le repli sur soi et dans ses projets. Il aurait dit : « Chacun dans ce bas monde suit sans s’en douter le chemin bon ou mauvais que le destin lui prescrit ; les uns font des conquêtes, les autres font des souliers ; les uns font des
constitutions, les autres font des enfants, des arrêtés, des tableaux. Moi, Citoyen, je fais des projets. » Voilà ce qu’il en est de l’homme. Malte et les chevaliers de Malte l’étouffent. Il accompagne Bonaparte en Égypte, occupe des fonctions dans l’administration, apprend l’arabe, épouse une esclave caucasienne et laisse courir une imagination débridée, dans cette vaste vallée historique qui s’y prête. En Égypte, Lascaris réfléchit à l’Égypte et écrit sur la manière de la gouverner. Il étudie notamment l’idée d’un barrage à la pointe sud du Delta. Là serait la capitale du pays, « Menoupolis », appelée ainsi en l’honneur du général ; elle serait entourée par les eaux des
trois côtés et attirerait vers elle tous les produits de la va lée, depuis les sources du Nil. Cette attraction pour les sources du Nil dans les projets chers à Lascaris aurait-elle eu une résonance particulière auprès d’Ismâ‘îl, élève de Lascaris et conquérant du Soudan ? Il est prouvé que le maître a plus exposé ses idées à l’élève qu’il ne lui a appris la conjugaison.

 

Lascaris considérait que l’Égypte devait accéder à l’indépendance. Une indépendance dont elle était digne de par sa situation géographique, son histoire et ses ressources. Il considérait que si la France
devait se retirer d’Égypte, il fallait qu’elle travaille pour son indépendance, en renforçant la légion copte dirigée par Ya‘qûb et en en faisant l’arbitre entre Ottomans et Mamelouks. Au cas où ils seraient forcés de quitter l’Égypte – avait-il suggéré –, les Français devraient laisser derrière eux des munitions et une troupe présentée comme rebelle, refusant de se retirer. Elle s’orienterait
vers les régions nubiennes dont elle ferait la conquête et descendrait en Égypte en cas de besoin.

À ce projet, Lascaris avait réussi à attirer deux autres Français dont les noms sont consignés par l’histoire : l’orientaliste Marcel et l’officier Dupas, commandant de la Citadelle. Il prit contact avec Ya‘qûb et fit de sa légion copte la base de l’indépendance. Il tenta en vain de convaincre Menou de ses projets, mais ce dernier n’avait pas confiance en Lascaris ; pas plus qu’il ne faisait
confiance aux coptes en général et à Ya‘qûb en particulier. À plusieurs reprises, il se permit de railler Lascaris et lui écrivit : « Je ne sais, Citoyen, si vous savez l’histoire de Crébillon fils. Il voulait se faire chef de secte ; il en parla à son père, qui lui dit en prenant un crucifix : « Vois, mon fils, comme ils l’ont accommodé, celui-là. ». Menou continuait toutefois à tirer profit des contacts de
Lascaris avec les Égyptiens, de l’habileté financière de Ya‘qûb et de sa légion copte.

Vient l’heure du départ. La garde française en faction au Caire, commandée par Belliard, remet la ville aux Ottomans et aux Anglais. L’une de ses conditions est que tout Égyptien désireux de partir avec l’armée française le puisse, sans que les siens ou leurs biens ne subissent de préjudice. Il était convenu également que tous ceux qui avaient servi les autorités françaises et souhaitaient rester dans le pays ne seraient pas inquiétés. Ibrâhîm bey envoya un serment de sûreté (amân) aux coptes auxquels s’appliquaient la deuxième condition. Ils répondirent à son appel, saluèrent,
puis rentrèrent chez eux. Quant à Ya‘qûb, il insista pour partir avec les Français. Il semble qu’il ait voulu ramener avec lui un nombre important des jeunes coptes qui étaient sous son commandement. Gabartî raconte à ce propos dans les événements de safar 1216 que « Ya‘qûb sortit avec ses biens et traversa le Nil du côté de Roda. Il avait aussi rassemblé les soldats coptes
mais nombre d’entre eux se sauvèrent. Leurs femmes et leur familles se rendirent alors en groupe auprès de qâ’imaqâm (c’est-à-dire Bélliard) pleurant et hurlant, le suppliant de les laisser auprès de leurs familles et de leurs enfants ; ils étaient, disaient-ils, pauvres et artisans, entre menuisier,
maçon et bijoutier. Il leur promis de faire dire à Ya‘qûb que nul ne serait obligé de partir avec lui contre sa propre volonté. » Ne sortirent avec Ya‘qûb que les siens : sa femme Maryam Ni‘matallah, sa fille Maryam, son frère Hinayn et ses deux neveux Sîdârûs. Parmi les partants, on relève également quelques coptes, des traducteurs et certains musulmans qui craignaient pour
leur vie comme ‘Abd al-cÂl agha qui répudia sa femme, vendit ses biens et tout ce qu’il ne pouvait emporter. S’en allèrent aussi des chrétiens syriens et grecs comme Barthélémy Grain de grenade et d’autres. Ya‘qûb n’est pas resté en Égypte pour travailler à faire son destin comme il le croyait. On peut se l’expliquer par plusieurs raisons, à commencer par l’état d’éparpillement de la légion copte que les maçons et les menuisiers avaient abandonnée pour rentrer chez eux. D’autre part, le
commandement français n’avait rien prévu en ce qui concerne l’avenir de cette légion, pas plus qu’il n’avait songé à celui de l’influence française en Égypte. Tout ce qui lui importait alors était l’évacuation et son organisation. Cette négligence s’explique peut-être par la division des troupes françaises en deux parties : l’une avait pour charge la défense du Caire sous le commandement de Belliard, l’autre assurait la défense d’Alexandrie et était placée sous le commandement général de Menou. Les contacts entre les deux parties devenaient difficiles. Belliard remit Le Caire après un accord avec l’ennemi, suivi par Menou. Une troisième raison, enfin, est que Ya‘qûb partait
avec un grand projet en vue : celui d’intercéder auprès des puissances européennes pour réaliser l’indépendance de l’Égypte.  
Ya‘qûb n'a pas cherché à partir pour sauver sa tête, car un homme de sa trempe avait tous les moyens de régler ses comptes avec les vainqueurs ottomans. Le capitan pacha Husayn avait tenté de le dissuader de ce départ et lui avait fait des promesses. Ya‘qûb refusa toutefois et préféra partir vers un nouveau champ de bataille.

 

Le projet d’indépendance de l’Égypte:

Ya‘qûb embarqua sur le vaisseau britannique La Pallas, placé sous le commandement du capitaine Edmonds. À bord se trouvait aussi Lascaris. Edmonds avait su apprécier à sa juste valeur Ya‘qûb, grand notable parmi les siens, et auquel les Français avaient donné le titre de général pour
obtenir son soutien. Il lui fit donc bon accueil, ce qui amena Ya‘qûb à évoquer les affaires de l’Égypte. Le gouvernement des Ottomans, avait-il dit, est le pire des gouvernements. Si lui, Ya‘qûb, a soutenu l’occupation française, ce n’était que pour alléger le joug que subissaient ses concitoyens. Il avait cru ce que les Français disaient d’eux-mêmes – la plus forte des nations européennes – et ne réalisait pas alors l’étendue de la force maritime britannique. Il a rajouté également qu’il espérait l’intercession d’Edmonds auprès des puissances européennes pour obtenir l’indépendance de son pays. Son émigration en Europe pourrait aider en ce sens, mais il se rendait parfaitement
compte que parvenir à un tel objectif ne serait possible qu’avec l’accord du gouvernement
britannique. Voilà l’essentiel de ce que livrait Ya‘qûb à Edmonds. Lascaris, qui assurait la traduction entre les deux hommes, a rajouté pour sa part que Ya‘qûb était à la tête d’une délégation choisie par les notables égyptiens pour négocier avec les gouvernements l’indépendance de l’Égypte.

À la suite de cet entretien, Ya‘qûb tomba malade et mourut le 16 août 1801, alors que le vaisseau approchait de la rive sud-ouest de l’Anatolie. Par égard pour la stature de l’homme et selon le vœu des siens, Edmonds ne jeta pas sa dépouille à la mer, mais elle fut conservée dans un tonneau de
rhum, jusqu’à Marseille où Ya‘qûb fut inhumé au cimetière. Il repose aujourd’hui dans une tombe identifiée. L’histoire ne s’arrête pas avec la mort de Ya‘qûb. Lascaris avait décidé que la délégation tenait toujours malgré le décès de son chef. Il prépara une note détaillée comprenant les points discutés entre Ya‘qûb et Edmonds et la remit à ce dernier à Marseille, pour qu’il en fasse état
auprès de son gouvernement. Edmonds promit de s’acquitter de la tâche et de garder le secret.Edmonds a toutefois respecté sa promesse et transmis la note de Lascaris à son gouvernement. Lascaris a, par ailleurs, démontré qu’une Égypte indépendante ne pouvait nuire aux intérêts d’aucune partie. L'indépendance de l'Égypte n'était-elle pas la meilleure solution à la question égyptienne – maintenant que ce pays était devenu l’objet de convoitise de toutes les
Puissances ? Cette question a été suscitée par l’expédition d’Égypte et la déliquescence de l’Empire ottoman rend nécessaire la réponse. Lascaris évoque aussi Murâd bey qui, avant sa mort, avait pris conscience des transformations survenues dans l’histoire de son pays et avait dit : « Les impies
d’Occident ont trouvé le chemin de l’Égypte et multiplieront les tentatives pour s’en emparer. »

La note évoquait également tous les bénéfices que la réalisation de ce projet amènerait à la Grande-Bretagne. Après avoir connu les soldats britanniques et expérimenté le pouvoir français, les Égyptiens portaient une grande amitié à la nation britannique et la maîtresse des mers se devait
d’étendre son influence en Égypte et d’être la première à tirer profit de sa situation géographique.

Lascaris ne manqua pas d’évoquer deux questions fondamentales, sur lesquelles pourtant son argumentation était faible : la première est relative à la nature du pouvoir égyptien indépendant et la seconde aux moyens de défense dont se doterait ce pouvoir. Quant au gouvernement,
Lascaris se borna, après quelques formules, à le qualifier de national, juste et ferme, gagnant ainsi le respect, l’obéissance et l’amour de la nation, tout comme les gens du Sa‘îd avaient aimé dans un passé proche le pouvoir de Humâm, juste et ferme. Pour ce qui est des moyens de défense, Lascaris estime que le gouvernement national ne pourrait avant longtemps faire face à une agression
européenne ; mais qu’avec son armée nationale, le soutien d’une armée européenne et des versements aux hommes de la Sublime Porte, elle pourrait faire face aux Turcs et écraser les Mamelouks. La note souligne enfin que l’idée indépendantiste a des partisans en Égypte, mais qu’ils craignent comme la mort de la diffuser. Aussi est-il nécessaire de protéger ces hommes contre la persécution des Ottomans si les puissances refusent la mise en place d’un État égyptien indépendant. Quant au plan d’action immédiat de la « délégation égyptienne », il consiste à œuvrer auprès du gouvernement français pour lui demander d’admettre le principe de l’indépendance de l’Égypte dans ses négociations avec la Grande-Bretagne. Lascaris espère aussi que l’origine
française de ce projet n’amènera pas le gouvernement britannique à le rejeter, de crainte qu’il ne s’agisse d’une manœuvre française. Il demande enfin que les contacts britanniques avec la délégation égyptienne soient codés et qu’ils se fassent par l’intermédiaire du comte Antoine Cassis, résidant à Trieste. Par la suite, Lascaris présente effectivement au premier consul Bonaparte, une lettre signée de Nimr effendi au nom de la délégation. Il va sans dire que cette note ne comporte aucune allusion négative au pouvoir français pas plus qu’elle n’évoque une préférence égyptienne pour les Britanniques. La note partage toutefois la même visée indépendantiste revendiquée au nom de l’histoire, l’humanité et la gloire de Bonaparte. Cette note est accompagnée d’une seconde, adressée à Talleyrand, ministre français des Affaires étrangères, où est exposé succinctement l’ultime objectif, les détails pouvant être évoqués ultérieurement quand le ministre accueillera la
délégation à Paris. C’est que les Arabes savent mieux parler qu’écrire ; il est également demandé au ministre d’accepter de les recevoir avec leurs costumes orientaux, car les musulmans ont de la peine à s’en défaire. De même, un tel costume ne peut que susciter chez Bonaparte le souvenir de ses conquêtes et, enfin, faire connaître l’Orient et ses gens aux Français qui n’ont pas connu l’Égypte.

 

Lascaris, lui, a continué pendant des années à parcourir les pays d’Orient, d’un projet à l’autre. Tantôt il s’agissait de réformer l’agriculture dans le Caucase et au Liban, d’organiser l’avenir politique du Djebel, tantôt de régler la question wahhabite. Partout où il débarquait, Lascaris était accueilli par les doutes et suspicions des officiels et n’a eu pour tout sort que la tristesse et le dénuement. Il arriva enfin en Égypte pour y gagner sa vie en enseignant le français à Ismâ‘îl fils de Muhammad ‘Alî, jusqu’à sa mort en 1817. Faiseur de projets, c’est ainsi qu’il avait commencé et c’est ainsi qu’il mourut.

 

Saluons ici la mémoire de celui qui avait su parler de l’indépendance de l’Égypte, fondée sur l’unique justification réelle de l’indépendance : la dignité humaine. Il exprimait ainsi par le langage
du siècle ce qui se tramait dans l’esprit de l’Égyptien Ya‘qûb



13/12/2011
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